- Afrikaner & Unternehmer: Eine Nüchterne Analyse Afrikas: Interview mit Celestin Monga

Wednesday, May 24, 2006

Eine Nüchterne Analyse Afrikas: Interview mit Celestin Monga


Beaucoup de cadres africains n’ont jamais pu vaincre ce complexe de l’inutilité.

L’anti-intellectualisme s’explique d’abord par le fait que le public africain a tendance à confondre “ intellectuels ” et “ diplômés ” – ce n’est pas la même chose. Beaucoup de ceux qui réclament bruyamment l’étiquette d’ “ intellectuels ” le font surtout pour accéder à des positions de pouvoir. Certains rejoignent même les gouvernements qu’ils n’ont cessé de critiquer, et en deviennent les serviteurs les plus zélés. Le public n’est évidemment pas dupe de ces caméléons qui font de la transhumance politique.


Partons de l’hypothèse selon laquelle il y a, à chaque période de l’histoire d’une société, une série de secousses muettes, de conflits invisibles qui parcourent le champ social et culturel, ou encore un ensemble de questions décisives que l’on ne parvient pas encore à formuler distinctement, mais qui doivent pourtant être posées si de profondes transformations doivent avoir lieu. Quelles sont, de ton point de vue, les deux ou trois questions qui, dans la vie africaine contemporaine, répondent à ce critère et pourquoi ? Comment les débusquer et comment travailler à leur émergence en tant que questions critiques pour l’avenir ?
Supposons qu’un observateur venu de la planète Mars débarque aujourd’hui sur terre et observe l’Afrique en comparaison aux autres continents. Idée saugrenue, mais peu importe. Il aurait du mal à réconcilier ses impressions dans une synthèse cohérente. D’un côté, il verrait des gens matériellement plus démunis qu’ailleurs. Il noterait que beaucoup d’Africains sont comme des personnages de Fernando Pessoa. Ils existent sans le savoir. Ils sont comme un intervalle figé entre leurs rêves et ce que la vie fait d’eux. Ils sont une moyenne abstraite et charnelle entre les turbulences du quotidien et la vie en pointillés qui les étouffe. Ils paraissent étrangers à leur propre conscience. Leur itinéraire ne leur appartient pas et leur destin se construit en marge d’eux-mêmes. Et ils sont surpris de découvrir accidentellement l’humanité de leur voisin. Pourquoi ? Parce que l’Afrique souffre de quatre déficits profonds qui se renforcent mutuellement : le déficit d’amour-propre (self-esteem) et de confiance en soi ; le déficit de savoir et de connaissance ; le déficit de leadership ; et le déficit de communication.D’un autre côté, notre expert Martien serait surpris de constater que les Africains sont, malgré tout, les habitants les plus optimistes de la terre. Ils ont développé un art de vivre qui leur permet de dompter la souffrance et de rire de leurs malheurs. N’empêche : le diagnostic final de l’expert venu d’ailleurs serait globalement préoccupant, car les civilisations africaines ont perdu beaucoup de terrain depuis quelques siècles. Ayant voyagé à travers la galaxie, il nous mettrait en garde : toute chose a besoin de maintenance et de réparation. Tout comme les montagnes qui finissent par s’écrouler, les civilisations s’évanouissent lentement si on ne leur insuffle pas assez d’énergie.Nous sommes donc confrontés à quelques interrogations : comment nous libérer de l’état d’esprit qui consiste à se mépriser et à négliger l’Autre au point de croire que ce dernier n’existe pas ? Comment changer les représentations que nous avons de nous-mêmes et des autres ? Quels citoyens africains voulons-nous produire pour devenir enfin les sujets de notre propre histoire, et non simplement l’objet de nos fantasmes et de ceux des autres ? Quel dessein avons-nous pour nos sociétés ? Quel doit être le mode d’emploi de notre vie ?La famille et le système éducatif constituent, pour moi, les deux principales questions critiques sur lesquelles nous devons réfléchir. Les relations au sein de beaucoup de familles n’aident pas à préparer les enfants à se valoriser, à assumer les défis de la citoyenneté, ou à saisir les opportunités que la vie leur offrira. Prisonniers de leurs propres parcours, piégés par des histoires de villages, de jalousies familiales, de querelles d’héritage, de rivalités futiles dues à l’ignorance et la crédulité, certains parents ne savent pas offrir à leurs enfants les choses les plus importantes pour leur développement, à savoir un amour inconditionnel et la confiance en eux-mêmes. Nous connaissons tous des gens qui attribuent toutes les difficultés de leur vie à la sorcellerie d’un oncle malfaisant ou au mauvais sort que le voisin leur aurait jeté. Ce n’est évidemment pas avec cet état d’esprit que nous sortirons de notre mentalité de victimes pour revendiquer notre place dans un monde compétitif et globalisé. Quant au système éducatif, il n’a pratiquement pas changé depuis l’époque coloniale. Sa principale fonction est toujours de fabriquer des fonctionnaires semi-illétrés auxquels on délivre des parchemins purement décoratifs – un peu comme les médailles du Vieux Nègre Meka –pour en faire des auxiliaires de la post-colonie. Si nous parvenons à améliorer le fonctionnement de nos familles et le contenu du système éducatif, nous cesserons de vivre au hasard et l’expert Martien, qui nous rendra visite dans quelques décennies, observera que nos sociétés ont su se régénérer et organiser leur système de maintenance.

Prenons justement la famille. Au-delà du fait qu’il n’existe pas un modèle unique de la famille dite africaine, ton propos semble plaider pour une nette distinction entre l'institution familiale en tant que telle et ce que l'on pourrait appeler un certain esprit du "familialisme". Nombreux sont, au demeurant, ceux qui, de plus en plus, dénoncent l'esprit du familialisme comme un obstacle à l'émergence de l'individu en Afrique.
L’opposition que certains font entre individu et famille est un peu superficielle et trop mécanique. La crise du sens dont souffre l’individu en Afrique est fortement corrélée à celle de la famille ou du groupe qu’il prétend représenter. Ces deux entités sociales ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. Le familialisme, que je définirais comme l’exploitation égoïste et caricaturale des relations de famille et des dynamiques de groupe à des fins individualistes et parfois sectaristes, découle des dysfonctionnements de notre société, de la pauvreté, et de l’implosion de nos systèmes de valeurs. Nos familles sont souvent écrasées par la misère, ou hantées jusqu’à l’obsession par le syndrome du dénuement. Dans un tel contexte, la fin justifie les moyens. Au sein même des familles, l’individualisme prend les formes les plus insidieuses. On utilise l’étiquette du groupe pour faire avancer son agenda personnel. Dans beaucoup de familles, on n’accorde par exemple qu’une importance limitée à un parent malade. C’est à peine si on lui rend visite à l’hôpital. Mais dès qu’il décède faute de soins et d’attention, c’est le grand cirque. Chacun se déchaîne pour manifester sa compassion. On organise un grand concert de pleureuses. On court acheter le meilleur costume et le cercueil le plus cher pour son enterrement. On lui organise des funérailles non pas à la noix de kola et au vin de palme mais au vin rouge, au whisky et au champagne. Des millions sont dépensés auprès des restaurateurs-traiteurs pour des orgies collectives. Certains vont même s’endetter pour animer le spectacle. Car en réalité, c’est l’occasion non pas vraiment de célébrer la mémoire de la personne décédée, mais de montrer à tout le village qu’on n’est pas n’importe qui, et qu’ “un grand n’est pas un petit”. Cette étrange économie de la mort confirme bien que nos priorités sont à l’envers.Une autre illustration de ce familialisme pervers est la banalisation de la violence contre les femmes et contre les enfants. On s’accommode de raccourcis éthiques de toutes sortes. Les parents ferment les yeux sur n’importe quel comportement de la part des enfants si cela peut leur permettre de sortir de la misère. Ils ne se posent pas de questions sur l’origine de la fortune de leur fils qui devient un “Feyman”, ce d’autant plus que les enfants sérieux, qui se contentent d’aller à l’école, obtiennent des diplômes leur garantissant seulement le chômage.

Il y aurait donc, à tes yeux, plusieurs niveaux de compréhension de la famille africaine.
Oui. Il y a d’abord le concept lui-même, qui est toujours un peu flou, et ne s’accommode pas toujours des descriptions académiques que l’on trouve dans les ouvrages de sciences sociales. Les économistes et les statisticiens butent sur ce problème lorsqu’ils tentent de réaliser des sondages auprès des ménages africains. Les définitions de la famille deviennent beaucoup plus élastiques qu’ils ne l’imaginaient sur le papier. Ceci est dû au fait que la notion occidentale très restrictive de famille dite moderne (un couple et ses enfants) est relativement nouvelle et inopérante dans nos sociétés. Un deuxième niveau de compréhension est la matérialité de ce que chacun de nous considère comme étant sa famille, ses fonctions sociales, son efficacité économique, les relations de pouvoir au sein de cette structure non seulement entre hommes et femmes, mais également entre générations, entre lignages, etc. Il y a enfin le fait troublant qu’est la conjonction des silences autour de la famille africaine. Silence social lié à une sorte de pudeur mal placée : nos sociétés n’aiment pas trop parler d’elles-mêmes. Silence politique à cause du déficit d’idées nouvelles qui caractérise le débat public au sein d’une classe politique obsédée par le pouvoir et par la jouissance. Silence académique parce que ceux qui élaborent les programmes scolaires et universitaires sont souvent des Nègres complexés, dont le seul objectif est de recopier bêtement les concepts qu’ils ont mal digéré lorsqu’ils préparaient leurs thèses de doctorat à Paris. Ces silences conjugués nous empêchent de comprendre que nos difficultés économiques et politiques reflètent avant tout une grave crise des systèmes sociaux. Il suffit de voir la violence des conflits souterrains au sein des familles, entre parents et enfants, ou même le délabrement de la vie des couples. Pas besoin de statistiques pour mesurer de l’ampleur du désastre ! Parce que les parents ont parfois eux-mêmes manqué de bons repères, beaucoup de jeunes grandissent dans des familles qui ne les préparent pas à assumer les deux principales responsabilités de la vie, à savoir établir une vraie relation de couple avec le conjoint pour former une famille stable, et élever des enfants en leur inculquant l’éthique du travail, les vertus de l’amour et du respect de l’autre. Les taux officiels de divorce restent relativement faibles en Afrique parce qu’ils sont mal recensés, et aussi à cause des pressions économiques, socioculturelles et religieuses qui forcent certains couples à rester ensemble même lorsqu’il n’y a plus ni amour, ni respect mutuel.

Faisons un pas en arrière. En évoquant les questions que l’on ne parvient pas encore à formuler et qui doivent pourtant être posées, ce que je vise aussi, c’est le statut de la critique dans l’Afrique contemporaine. Par “ critique ”, j’entends, simplement, la somme de travail pour penser autrement - mais penser autrement dans le but de faire autre chose ; de devenir, comme tu le suggères d’ailleurs, autre que ce que nous sommes dans le présent. D’après toi, où sont, dans l’Afrique d’aujourd’hui, les lieux où s’opère cette sorte de “ critique ” ? Quelles formes prend-elle et quel est son impact potentiel ?
Une telle critique ne s’attaque pas simplement au politique. Elle va plus loin car elle s’attaque au problème de fond, qui est celui des limites que nous imposons à nos rêves et à notre imaginaire. Elle prend diverses formes, mais c’est dans les actes les plus banals de la vie quotidienne et dans les arts et le sport que la subversion est la plus corrosive—et la plus insidieuse. Elle fait sauter le couvercle, la chape de plomb que plusieurs siècles de déficit d’amour-propre ont imposé aux Africains. Elle y parvient en nous faisant entrevoir d’autres possibilités. Car pour un Africain, l’ambition d’excellence est une attitude hautement subversive. Des exemples ? Certains vont sauter au plafond en m’entendant dire que Roger Milla a apporté sa contribution dans le déclenchement du processus de démocratisation au Cameroun. Qui ne se souvient de sa performance à la coupe du monde de football de 1990 ? C’était un défi à l’ordre établi, un acte audacieux de proclamation que les temps avaient changé. C’était sa manière à lui d’interpeller les Africains en leur disant qu’ils devaient croire en eux-mêmes et ne plus avoir peur de rêver. Prenons un autre domaine, la musique. Au début des années 1970, Manu Dibango compose Soul makossa et arrache un disque d’or aux Etats-Unis. C’était sa manière de mettre les pieds dans le plat, de s’aventurer sur un terrain où nous n’avions pas le droit d’évoluer, de crier à la face du monde que nous refusions désormais d’être des citoyens de deuxième classe.L’on pourrait en dire autant du travail d’un couturier comme Alphadi, qui est d’abord un mode de reconquête de notre amour-propre, un acte d’indocilité—pour reprendre un thème que tu as bien étudié. Ce n’est d’ailleurs pas le fait du hasard que Nelson Mandela se fait habiller par Alphadi ou par le couturier burkinabè Pathé O. De même, Laurent Gbagbo rechigne ostensiblement à porter des vêtements de Pierre Cardin ou de Francesco Smalto. C’est probablement sa manière à lui de mener la dernière bataille de Dien Bien Phu. Dans un autre registre, la musique africaine exprime de plus en plus clairement une critique sociale qui ressemble fort à l’insoumission. Les compositions du Congolais Lokua Kanza, de l’Ougandais Geoffrey Oryema ou du Camerounais Richard Bona symbolisent bien ce désir de dissidence. C’est pareil dans la peinture et le cinéma. Aucun dictateur intelligent ne devrait dormir tranquille en regardant un tableau de Pascale Marthine Tayou ou Les saignantes, le dernier film de Jean-Pierre Bekolo, qui constituent des satires féroces de notre manière d’exister. En fait, parce qu’il élargit l’imaginaire des peuples et a un impact profond sur les consciences, l’art africain aujourd’hui est une menace bien plus grave pour le système oppressif que n’importe quel discours d’un leader de parti d’opposition.

Tu cites Roger Milla. As-tu en tête le sportif et/ou l’ambassadeur itinérant d'un régime parmi les plus corrompus au monde ?
Je parle du “ Lion indomptable ” qui n’a pas besoin d’un strapontin d’ambassadeur pour être pris au sérieux n’importe où sur la planète. Le monde entier a été le témoin de la puissance de ses rugissements, de la manière dont il a fait entrer l’Afrique par effraction dans des cercles où l’on nous avait exclus. Ce n’est pas un de ces ministres de pacotille qui ont besoin d’un décret présidentiel pour avoir une identité. Ce n’est pas le genre de Nègre complexé qui se satisfait des lambris dorés du pouvoir et que l’on pourrait exposer dans un zoo, comme beaucoup de nos ministres... Plus généralement, je ne pense pas qu’il faille juger quelqu’un sur l’idéologie supposée de son employeur. Si l’on empruntait ce chemin escarpé, certains esprits malfaisants te reprocheraient par exemple de travailler pour une université sud-africaine qui défendait l’apartheid et le racisme il y a seulement quelques années. Toi et moi serions d’ailleurs dans des situations comparables puisqu’il faudrait alors que je m’explique sur l’idéologie supposée de chacun de mes 11.000 collègues de la Banque mondiale. Ce qui serait évidemment bien au-delà de mes talents.Je dirais que les régimes politiques et les bureaucraties ne fonctionnent pas comme la Rose-Croix ou la franc-maçonnerie. Ce qui compte, c’est de garder sa liberté de jugement et sa distance critique, et de ne pas être prisonnier ou chantre d’un système. Roger Milla n’a rien à prouver. En ces temps de globalisation et de marketing, il est même une source potentielle de devises et un des meilleurs produits d’exportation dont notre pays dispose. L’on devrait utiliser son image pour vendre le café, le cacao, le coton, le bois, les vêtements, ou même les logiciels que l’on produit dans notre pays. Le Cameroun gagnerait pas mal d’argent en mettant simplement sa photo sur tout ce que nous vendons à l’étranger.
Triomphe de la logique marchande donc, qui fait qu’il y a Milla le symbole de l’émancipation africaine, et Milla – l’autre Milla - le représentant d’un régime corrompu, le public étant appelé à bien distinguer l’un de l’autre. Soit. Ceci dit, la question de fond est tout de même la suivante. Devons-nous vraiment considérer tous les faits sportifs et toutes les formes artistiques africaines contemporaines comme participant, de facto, du principe de l’indiscipline, de la subversion et de la dissidence ?
Non. Tu as raison de me faire remarquer qu’il faut éviter de romancer et d’idéaliser le travail des artistes africains. Il est toujours risqué de chercher des fondements éthiques dans des signaux acoustiques, des formes ou des images. Mais je ne confonds pas l’éthique de la dissidence qui sous-tend une certaine production artistique africaine avec l’esthétique de la vulgarité que revendiquent certains autres artistes. Car, ce que les chaînes de télévision présentent comme étant “ l’art africain ” se réduit à des masques généralement assez hideux dont on ne connaît pas les auteurs, et à des danses folkloriques que l’on organise pour célébrer les voyages des potentats locaux ou l’arrivée d’un dignitaire ex-colonial. Pour prendre la vraie mesure des arts africains, il faudrait aller au-delà de ces arts officiels, qui servent surtout aux mises en scènes administratives, et observer ce que le philosophe Jean-Godefroy Bidima appelle les “ arts marginaux ”, les “ arts maudits ”, ceux qui s’écartent délibérément de l’ordre esthétique en vigueur parce que leur production n’est pas dictée par des gesticulations politiques. A ce moment-là, on entre dans le domaine de la contre-culture, dans la contre-société. On s’aperçoit alors que les arts africains ont une infinité de significations non seulement parce qu’ils émergent de différentes strates de la société, mais aussi parce qu’ils expriment la singularité irréductible de chaque artiste. Pour ma part, je m’intéresse surtout aux créateurs dont le travail s’énonce en décalage par rapport aux normes officielles, ceux qui pratiquent un devoir d’irrévérence à l’égard des pouvoirs et même de l’ordre social et des canons esthétiques en vigueur.
Et une certaine musique africaine ferait donc partie de ces “ arts maudits ” qui, quelque part, témoignent sinon d’un certain esprit de l’impertinence et du sacrilège, du moins d’un engagement en faveur de la vie. Tout à fait. En Afrique, la musique a toujours servi le sacré et ambitionné de réguler et de rythmer l’ordre social : on chante à l’occasion de la naissance d’un enfant, de la célébration d’un mariage, ou à la mémoire des morts. On chante aussi à l’occasion des semailles et des moissons, ou pour exprimer notre allégeance à Dieu. Depuis la période coloniale, les instances de pouvoir ont tenté de contrôler l’usage de la musique. Mais les artistes ont toujours trouvé le moyen d’esquiver cet embrigadement. C’est la raison pour laquelle chez nous, la musique ne s’est jamais contentée d’émouvoir. Elle a toujours voulu parler, même lorsqu’elle semblait silencieuse ou instrumentale. Elle peut être douce et lénifiante comme celle de Cesaria Evora ou chargée d’une violence tellurique comme celle de Mbilia Bel, Angelique Kidjo, Bailly Spinto ou Gino Sitson. Dans tous les cas, elle nous offre l’infrastructure émotionnelle dont nous avons tous besoin pour résister aux traumatismes de la vie.
Laissons de côté, du moins pour l’instant, les arts et la vie quotidienne. Examinons plus précisément la critique menée par les intellectuels, en faisant momentanément abstraction du fait sociologique qu’en Afrique, la notion d’intellectuel joue, avant tout, des fonctions polémiques.
Vrai. Tu poses là le problème de la définition, du statut et de la fonction de l’intellectuel dans une société affamée comme la nôtre. Comment le définit-on et à quoi le reconnaît-on ? Les artistes illettrés qui font du reggae ou du couper-décaler dans les faubourgs d’Abidjan dans l’espoir de changer la société ivoirienne sont-ils des intellectuels ? Les diplômés au chômage dont le nombre augmente chaque jour dans les rues des grandes villes africaines, sont-ils des intellectuels ? Les “grands professeurs”, les “docteurs Machin” que les partis uniques d’hier payaient pour mettre leur compétence au service de la répression et qui, aujourd’hui encore, prescrivent l’obscurantisme sur nos chaînes de télévision nationales sont-ils des intellectuels ? Un mathématicien Sénégalais qui réside à Londres, se voudrait un amateur de cuisine chinoise, écoute exclusivement la musique de Beethoven et se nourrit de philosophie française est-il un intellectuel africain ? Un professeur sud-africain de danse moderne installé à Broadway qui ambitionne de penser la vie sociale à New York à travers une œuvre inspirée de Gershwin et de Maurice Béjart est-il un intellectuel africain ? Un écrivain congolais ayant étudié en Russie, installé en France et n’ayant pas remis les pieds dans son pays natal pendant trente ans est-il africain ? Si l’intellectuel africain existe, comment s’exprime-t-il et quels critères et cadres d’analyse doit-on utiliser pour cerner, évaluer et juger son engagement ? Et puis, a-t-on le droit de juger de l’engagement social d’autrui ? Qui serions-nous pour énoncer des hypothèses de bonheur social et prescrire une manière unique d’être Africain—et une seule façon de voir ? L’intellectuel africain a-t-il un devoir de participation à la gestion des affaires publiques ? A-t-il un devoir d’influence sur la direction que doit prendre le mouvement social —ce qui suppose un postulat de compétence ? Le cadre africain est-il plus forcément “éclairé” que les populations au nom desquels il parle ? Dispose-t-il de la légitimité et de la confiance nécessaires pour légiférer au nom du continent, comme se demande ironiquement Chinua Achebe ? Nous ne sommes pas les seuls à nous buter sur ces questions. De Julien Benda à Edward Said et à Fabien Eboussi Boulaga, les représentations de l’intellectuel n’ont cessé d’être questionnées.Pour moi, finalement, un intellectuel est quelqu’un qui ambitionne d’élargir les frontières du stock de connaissances dans le but de donner plus d’épaisseur à nos vies, ou de nous pousser à prendre nos responsabilités. Travaillant sur des idées, il met la réalité en concepts. Il confronte les orthodoxies et les dogmes au lieu de les produire et de les gérer. Il garde l’esprit ouvert et pose les questions les plus embarrassantes à la société et à lui-même.
Admettons la difficulté. Mais au-delà de l’interminable questionnement au sujet du statut et des fonctions de l’intellectuel, y a-t-il très précisément des lieux aujourd’hui où s’effectue une critique spécifiquement “ intellectuelle ” novatrice ou transformatrice ? Quels sont-ils ? Et s’il n’y en a pas, à quoi cela tient-il ?
Les lieux où s’exprime une critique “ intellectuelle novatrice ou transformatrice ” - pour reprendre tes termes - ne sont pas statiques. Ils ont évolué au rythme du chaos de notre histoire socio-politique. Pendant l’époque coloniale, ce sont surtout les syndicats, les mouvements d’étudiants comme la Feanf, et les partis politiques indépendantistes qui hébergeaient la réflexion critique. Il y a eu ensuite l’euphorie des années soixante : beaucoup d’intellectuels africains avaient été grisés par les indépendances que le Général De Gaulle nous a généreusement accordées après avoir annoncé à Alger : “Je vous ai compris”… Ils se sont endormis brutalement, comme sous une cure d’opium. C’est surtout à la fin des années 1960 et pendant la décennie 1970 qu’ils se sont réveillés. Certains se sont alors réfugiés dans des universités comme celles de Dakar (Sénégal), d’Ibadan (Nigeria) ou de Makerere (Ouganda). D’autres ont continué de publier auprès de maisons d’édition comme Présence Africaine, Maspero ou Zed Books, ou encore dans des revues académiques comme Ethiopiques et Abbia. Des cercles de réflexion, et parfois même des cafés littéraires ont parfois vu le jour. Aujourd’hui, la critique intellectuelle la plus pointue est enfouie dans les journaux africains, dans les blogs de l’Internet, et dans quelques revues académiques au tirage malheureusement confidentiel. Il y a également quelques voix rauques et discordantes sur les campus universitaires ou dans des maisons d’édition dont les ouvrages sont hors de prix. L’audience et l’impact de cette critique sont donc limités. Pour être percutante, elle devrait investir les lieux de grande écoute comme les nouvelles chaînes de radios et de télévision, s’infiltrer dans les programmes scolaires, et pactiser un peu mieux avec des vecteurs de communication populaires comme le cinéma ou le théâtre. Sinon, elle continuera d’apparaître comme la triste rengaine d’intellectuels aigris, et donc comme une forme d’agitation exotique et destinée à l’auto-célébration.
Nombreux sont ceux qui, récemment, n’ont cessé de me dire : “Eh bien, la critique telle qu’elle est faite par les intellectuels ne mène à rien ; elle ne débouche sur rien”. Derrière ce scepticisme se trouve l’idée selon laquelle cette critique est de l’ordre de “l’idéel” alors que ce dont on a besoin, ici et maintenant, c’est d’“action directe”. Serions-nous donc en train de faire l’expérience d’une culture dominante où la seule réalité concevable est celle qui résulte de l’action directe et immédiatement “ utile ” ? Comment expliquer ce déplacement culturel et ce scepticisme à l’égard de la pensée et ce “ désenchantement ” à l’égard de la figure de l’intellectuel ? Et puis, jusqu’à quel point peut-on continuer d’opposer “critique intellectuelle” d’un côté et, de l’autre, ce que l’on met sous le terme “transformation pratique” et presque sans “ médiation ” aucune ?
Cette tension et ce questionnement existent dans toutes les sociétés. Le problème se pose avec plus d’acuité chez nous d’abord parce que la production intellectuelle tarde à se libérer de l’héritage intellectuel encombrant de la décolonisation. Rechignant à faire l’inventaire du nationalisme, beaucoup de nos chercheurs restent prisonniers d’une dichotomie stérile : soit ils concentrent leurs efforts à hurler leur dépit à ceux qui nous ont longtemps opprimé, soit ils ambitionnent de séduire et impressionner leurs anciens professeurs. Résultat : notre réflexion se détache rarement des contingences de la colère historique et du besoin de séduction. Quant à ceux qui veulent faire de l’action directe – de la transformation pratique comme tu le dis – ils cèdent parfois à la superficialité et au mimétisme. En refusant le préalable d’une pensée endogène qui exprimerait les spécificités de nos terroirs et de nos peuples, ils reproduisent simplement les cadres mentaux et les schémas d’action en vogue en Occident. L’on crée par exemple des Ong dont l’objet, les statuts et les modes de fonctionnement sont calqués sur ce que l’on a vu ailleurs. Ça permet de se donner bonne conscience – mais pas d’énoncer des solutions efficaces à nos problèmes.Enfin, les intellectuels africains évoluent trop souvent en solo. Enfermés dans leurs minuscules tours d’ivoire, communiquant rarement entre eux, ils jouent chacun leur partition et apparaissent comme des singletons qu’on écoute par inadvertance, juste pour se distraire. Je le vois notamment chez les économistes. Repus de leur gloire solitaire et dérisoire, ils se contentent de pérorer chacun dans son coin, comme des âmes damnées. Ils sont donc incapables de susciter le mouvement d’idées qui seul permettrait d’enclencher le type d’interrogations et de secousses sociales dont nous avons besoin.Bien sûr, certains grands producteurs d’idées sont parvenus à initier le mouvement, à concilier une critique intellectuelle sophistiquée et l’action pratique. C’était le cas de Cheikh Anta Diop, qui avait même créé un parti politique non pas pour devenir Président du Sénégal mais pour promouvoir des idées – à la fin, il ne se présentait même pas aux élections. C’était également le cas de Mongo Beti, qui écrivait des romans extraordinaires tout en animant la meilleure librairie de Yaoundé, ainsi qu’un groupe de paysans dans son village. Tout le monde ne peut pas faire la même chose. Mais nos intellectuels pourraient au moins établir des réseaux puissants de réflexion, d’échanges et d’action. Ils pourraient s’organiser de façon plus rigoureuse, créer des associations un peu plus dynamiques, et institutionnaliser des moments de rencontres sous la forme de symposiums ou de forums annuels où l’on discuterait des thèmes d’intérêt général, des grands chantiers de notre devenir.
Un dernier mot concernant le “ désenchantement ” à l’égard de la pensée et de la figure de l’intellectuel : pouvons-nous vraiment nous contenter d’une existence sociale où la pensée, soit n’existe pas, est découragée ; ou encore n’a de valeur qu’en relation à un jeu d’instrumentalités, notamment à travers les problèmes pratiques qu’elle permet de résoudre ?
Lorsque Pascal Lissouba était président de la République du Congo, il insistait pour que sa photo officielle de chef d’Etat porte la mention “Professeur”, parce qu’il avait traîné pendant quelques années comme un obscur enseignant de laboratoire dans une université de troisième ordre en France. Beaucoup de cadres africains n’ont jamais pu vaincre ce complexe de l’inutilité, ce déficit d’existence qui les pousse constamment à exiger que le peuple les prenne au sérieux. Ils passent leur temps à proclamer qu’ils ont étudié à l’étranger et que de ce fait, la société leur doit une rémunération. Sanglés dans leurs costumes sombres dans la chaleur de Brazzaville ou de Douala, ils insistent pour que l’on sache qu’ils portent une cravate de chez Hermès et qu’ils sont de grands connaisseurs des vins de Bordeaux. Ils sont comme ces alcooliques qui auraient besoin d’une bonne cure de désintoxication.L’anti-intellectualisme s’explique d’abord par le fait que le public africain a tendance à confondre “ intellectuels ” et “ diplômés ” – ce n’est pas la même chose. Beaucoup de ceux qui réclament bruyamment l’étiquette d’ “ intellectuels ” le font surtout pour accéder à des positions de pouvoir. Certains rejoignent même les gouvernements qu’ils n’ont cessé de critiquer, et en deviennent les serviteurs les plus zélés. Le public n’est évidemment pas dupe de ces caméléons qui font de la transhumance politique. Une autre explication de la méfiance qui existe à l’égard de ceux que l’on appelle souvent abusivement les “ intellectuels ” est le fait qu’ils reproduisent souvent, de façon mimétique, les rudiments de ce que l’école coloniale leur a appris. Ce faisant, ils nous proposent des représentations de nous-mêmes qui ne nous aident pas à conceptualiser efficacement nos problèmes.L’oppression a laissé de larges cicatrices dans l’âme de beaucoup d’intellectuels africains. Même lorsqu’ils croient s’être émancipés, ils demeurent sans le savoir prisonniers des fantasmes des autres. Ils ne se valorisent que dans le regard de l’autre, du maître. Ils n’existent qu’à l’échelle du mépris dont ils sont l’objet. Ils ont tellement internalisé l’humiliation qu’ils abdiquent leur humanité, parfois même sans en être pleinement conscients. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux se définissent uniquement à travers leurs titres académiques. C’est aussi pour cela que le travail de Cheikh Anta Diop ou Théophile Obenga, que je trouvais un peu excentrique lorsque j’étais moi-même un stupide étudiant à la Sorbonne, me paraît aujourd’hui essentiel. Si nous voulons sortir de la crise du regard dont parle souvent Jean-Marc Ela, nous devons engager un débat vigoureux sur le regard que nous portons sur nous-mêmes. Car, à plusieurs égards, les représentations de soi déterminent la manière dont on conçoit la réalité. Chacun de nous est, en fin de compte, ce qu’il croit être ou ce que les autres l’ont convaincu d’être.Quant au risque de voir la pensée se réduire à un simple jeu d’instrumentalités, je le redoute moins que toi. L’effervescence intellectuelle, même centrée sur des choses purement pratiques, laissera toujours une place suffisante à une autre pensée plus ambitieuse, focalisée sur les grands desseins philosophiques de nos sociétés.
Ne pourrait-on pas dire que l’un des échecs du dernier quart de siècle est d’avoir privilégié une certaine critique politique de notre présent exclusivement centrée sur le pouvoir politique (je dirais même exclusivement centrée sur la personne de l’autocrate et ses frasques) et oublieuse, non seulement de la complexité du pouvoir en général, mais aussi des autres domaines de la vie ?
Cette thèse est soutenue par ceux qui estiment qu’il faut négliger, contourner ou même oublier les pouvoirs autoritaires africains, et se concentrer sur la société africaine elle-même. Je crois, comme Guy Adjété Kouassigan, que le vrai changement est celui de l’homme lui-même, et qu’il ne saurait se limiter à des discours sur le fonctionnement du politique. En même temps, dans nos pays où l’ombre de l’Etat écrase tout, où le secteur privé est embryonnaire ou alors otage de quelques arrêté.

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