- Afrikaner & Unternehmer

Saturday, September 09, 2006


Dans le contexte de surchauffe de l’époque, certains avaient parlé d’une authentique insouciance pour le banquier d’alors. D’autres ne furent guère surpris ; l’ayant côtoyé, selon leur confession, dans les allées du Lycée technique de Douala, où, déjà, il ne se faisait pas marcher sur les pieds. Ceux qui ont suivi sa production éditoriale et l’ont suivi de manière peu distraite, n’ont pas oublié son Anthropologie de la colère, un petit traité de révolte. Depuis lors, on ne le repérait qu’à distance. Parvenaient alors à des oreilles en éveil, des indices d’un parcours académique et professionnel des plus exigeants ; même s’il n’est pas sûr qu’il aurait accepté qu’on le caractérisât de la sorte. Sa modestie dût-elle en prendre un coup, on rappellera quand même des repères si familiers à ses éditeurs : “ Diplômé de l’Université de Harvard, de la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology, des Universités de Paris I Panthéon-Sorbonne, Pau et Bordeaux. Auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages d’économie et de science politique, il a travaillé comme banquier avant d’entreprendre une carrière de chercheur et d’enseignant aux Etats-Unis ”. Il a publié notamment Sortir du piège monétaire ( avec Jean-Claude Tchatchouang) en 1996, et l’année suivante, L’argent des autres. Banques et petites entreprises en Afrique. Le cas du Cameroun. A lui, l’économiste féru des questions de politique, on doit aussi une production à la thématique et aux trouvailles tout à fait surprenantes. Exemples parmi d’autres : Je t’aime. Moi non plus...Une économie politique de la vie conjugale ( 2001) ; ou encore Economie politique du corps. Eléments d’une théorie du self-esteem ( 2006). C’est dire s’il s’applique à lui-même une maxime qu’il développe à l’intention de la jeunesse dans l’interview qu’il nous accorde : ne jamais se satisfaire de passer ses diplômes... Lead Economist à la Banque mondiale où il a travaillé depuis plus d’une décennie, dirigeant des équipes d’économistes sur divers pays, il occupe au sein de cette institution une bien prestigieuse position. Dans son style, que certains n’éprouveront guère de la peine à reconnaître, entre petites phrases et gros désarroi sur un pays à la dérive et en quête d’un sursaut à espérer. Tout y passe : l’économie à bout de souffle, la scène politique proche d’un retour au parti unique, la corruption et ses slogans inopérants, une jeunesse déboussolée, etc.. Décapant ! Précision de taille : il s’exprime ici à titre individuel, et ses prises de position n’engagent point la Banque mondiale.
Valentin Siméon Zinga : Ces dernières semaines, le pays tout entier est secoué par une liste d’homosexuels présumés, parue dans des journaux camerounais. Que vous inspire l’emballement populaire suscité par ces « affaires » ?
Dans un pays où des millions d’enfants ne vont pas à l’école, où 74 bébés sur 1 000 naissances meurent de malnutrition, et où l’eau potable demeure le luxe d’une minorité, je ne vais pas me laisser distraire par des conversations sur la vie sexuelle supposée de ces individus. Mais l’ironie de cette affaire est frappante. L’on voit de hauts dignitaires s’émouvoir et hurler d’horreur contre la calomnie. Leur désarroi et leur fragilité sont ubuesques. Ils s’offusquent d’être à leur tour victimes de ce qu’ils disent être de l’arbitraire... Désormais, nous avons tous droit à la diffamation. On a démocratisé la calomnie et l’oppression. Ce n’est plus seulement le privilège des pauvres citoyens. A toutes ces “personnalités” traumatisées, je dis simplement : bienvenue dans votre République !
L’autre actualité est faite d’interpellations d’anciens gestionnaires de sociétés d’Etat, de la création d’une Chambre des comptes et d’une Commission nationale anticorruption. Tout cela dans le but proclamé de lutter de manière plus hardie contre la corruption. Tout ceci est-il convaincant ?
Certains slogans sont remplis de fatigue. Pour avoir tout exprimé, ils sont inexpressifs. Ils sont même vulgaires... La corruption des fonctionnaires et agents de l’Etat est un impôt pernicieux. Elle provoque des pertes de revenus fiscaux, alourdit les coûts des projets d’investissement, diminue la qualité des services publics, réduit l’efficacité de l’aide extérieure et freine la croissance économique. Quant à la corruption privée, celle qui a lieu entre citoyens ordinaires ou au sein du secteur privé, elle détruit l’ordre des valeurs et l’exigence éthique qui sont le socle d’une société qui se respecte.
Le président Biya, dans son message de fin d’année, a martelé, s’agissant de l’enrichissement scandaleux de certains membres du régime : « Il faut que cela cesse ! ». Jusqu’où croyez-vous que le pouvoir puisse aller dans cette croisade annoncée contre la corruption ?
Toute décision visant à mettre fin à la vampirisation de l’Etat par quelques types qui se croient intouchables est a priori salutaire. Mais la manie qui consiste à identifier deux tondus et trois pelés qu’on livre à la vindicte populaire comme pour servir de cache-sexe aux autres ne m’émeut pas. Cela ressemble à de l’esbroufe. Nous avons besoin d’institutions qui fonctionnent en permanence, pas au coup par coup, comme s’il s’agissait d’une crise de délire épileptique...
Quelle est la baguette magique pour résoudre ce problème pour un pays dont les milieux d’affaires continuent de se plaindre de l’ampleur de la corruption, de l’insécurité juridique et judiciaire ?
Une baguette magique ? J’espère que votre imaginaire n’est pas imbibé de sorcellerie comme celui de beaucoup de nos compatriotes... Plus sérieusement, je crois que les rapports d’audit internes et externes, des commissions de contrôle, des inspections d’Etat et les lois de règlement qui examinent la gestion budgétaire de chaque exercice devraient être publiés régulièrement. Les Camerounais devraient être informés des suites que le ministère de la Justice réserve aux nombreux rapports d’audit et de contrôle qui lui sont transmis. Plus que l’indépendance, c’est le sens de la dignité des magistrats qui doit faire la différence. Les membres des commissions de l’Assemblée nationale devraient pouvoir initier des enquêtes. Les procédures de saisine de la Chambre des comptes de la Cour Suprême devraient être modifiées pour faciliter le déclenchement d’audits. Mais comme cette Chambre des comptes n’a aucun droit de regard sur la gestion des ordonnateurs du budget, je suggère un changement constitutionnel pour en faire une institution d’audit totalement indépendante, du type Cour des comptes. Enfin, il faudrait renforcer les moyens de travail dont disposent toutes ces institutions et leur fixer des objectifs précis. Il est temps que ceux qui gèrent les fonds publics soient tenus responsables.
Bien avant ces dossiers, le président Biya s’est adressé le 10 février aux jeunes, et partant à la nation entière. Certains l’ont trouvé répétitif, d’autres affirment qu’il s’agit d’une répétition à valeur pédagogique. Laquelle des interprétations vous semble faire sens ?
Quelle importance ? Par courtoisie à l’égard de mon employeur, je m’abstiendrai de commenter les propos de Mr. Biya. Je vous laisse ce genre de préoccupation...
Les jeunes Camerounais semblent désespérés. Quels conseils leur donneriez-vous ?
Je mesure leur désarroi dans la quantité et la douleur des lettres que je reçois régulièrement. Je leur dis qu’il ne faut jamais désespérer. La souffrance est la mesure de l’homme africain. Les jeunes attendent trop de la vie et ont naturellement tendance à concentrer leur attention sur les désillusions et les frustrations. Mais au-delà des difficultés, ils doivent quand même éprouver la gratitude d’être en vie dans ce pays extraordinaire, et à une époque de l’histoire du monde où il est toujours possible de se distinguer, chacun dans son domaine de prédilection. C’est ce qu’ont su faire des garçons comme Richard Bona ou Samuel Eto’o. Il faut identifier son domaine de prédilection et ne jamais s’arrêter de travailler. Chaque jour est différent et peut être une source de nouveauté. L’adversité n’a jamais intimidé les Camerounais.
Un tel conseil est-il valable pour les étudiants qui semblent presque tous destinés au chômage ?
Oui, parce que le savoir et la connaissance sont les deux seules vraies richesses de notre époque. Nos universités sont en faillite mais ce n’est pas un problème insurmontable pour des étudiants travailleurs. Pratiquement tous les cours des meilleurs professeurs du MIT Massachusetts Institute of Technology, (un établissement américain d’enseignement supérieur de référence. Ndlr) sont désormais disponibles dans l’Internet ! Il faut en tirer le meilleur avantage. Vous me direz que tout le monde n’a pas accès à l’Internet, mais presque tout le monde trouve le moyen de s’offrir une bouteille de bière... Se contenter simplement de passer des examens pour s’enfermer dans une carrière bureaucratique est une logique fragile. Le savoir académique est important mais il doit être complété par un enrichissement personnel qui procède d’une démarche individuelle. Celui qui n’a pas lu Sony Labou Tansi, Ben Okri ou Paul Dakeyo passe à côté de l’essentiel de ce que la vie a à nous apprendre.
Le chef de l’Etat a évoqué aussi le problème de l’emploi des jeunes au Cameroun. Un sujet de grande préoccupation...
Ceux qui n’ont jamais cherché du travail de leur vie n’ont aucune idée de l’ampleur du vide, du sentiment d’inutilité absolue et d’absence de dignité que le chômage implique. Le chômage des jeunes s’explique par trois facteurs principaux : d’abord, les changements démographiques. Le taux de participation, c’est-à-dire le pourcentage de la population active ou en âge de travailler par rapport à la population totale, a beaucoup augmenté depuis l’indépendance. Ensuite, la croissance et l’investissement, qui sont les leviers de création d’emplois, demeurent très insuffisants. Enfin, les progrès en matière de réformes structurelles sont médiocres. Le climat d’affaires demeure exécrable-un seul exemple : au Cameroun, il faut en moyenne 58 procédures et 585 jours pour faire exécuter un contrat d’affaires, contre 8 procédures et 32 jours seulement au Bénin ! Très peu de secteurs de l’économie sont compétitifs. Les coûts de production sont trop lourds pour les entreprises, souvent à cause du manque d’infrastructures. La fiscalité est tatillonne et aléatoire. Par ailleurs, la qualité de la formation dans nos universités publiques laisse à désirer. Le curriculum qui y est dispensé ne correspond pas aux besoins du marché de l’emploi.
Certains affirment que le chômage recule au Cameroun. Est-ce votre avis ?
Il faudrait les conduire d’urgence à l’hôpital psychiatrique... Notre économie est demeurée essentiellement coloniale. Les contributions relatives de l’agriculture, de l’industrie et des services au produit intérieur brut n’ont pas beaucoup changé en 50 ans. Notre pays continue de dépendre trop largement de la vente de matières premières non transformées dont les cours sont fixés ailleurs. Il y a peu d’activités de création de valeur ajoutée. Les réformes qui auraient pu permettre de baisser les coûts de production et de stimuler le développement d’un tissu industriel n’ont pas été mises en œuvre. Le secteur des services est dominé par des hommes d’affaires disposant d’une clientèle captive. C’est du bricolage généralisé... Par ailleurs, les incertitudes politiques et les chocs économiques et sociaux que le pays a subis n’ont favorisé ni l’épargne ni l’investissement. Enfin, les rigidités du système administratif et le fonctionnement arbitraire des institutions comme la direction des impôts ont contribué à scléroser le marché de l’emploi.
Quelles solutions macroéconomiques recommanderiez-vous à ce problème ?
Avec la globalisation, tous les pays sont engagés dans une sorte de compétition pour attirer les investisseurs et la meilleure main d’œuvre. Mais avec son immense potentiel d’hommes et de ressources naturelles, le Cameroun a les moyens de tirer son épingle du jeu. Il faudrait agir aussi bien sur l’offre de main d’œuvre que sur la demande. Ceci implique des actions au niveau du système éducatif, des entreprises et de l’Etat. Les universités camerounaises devraient être beaucoup plus libres dans l’élaboration de leur curriculum, leur gestion et l’organisation de leurs filières. La politique monétaire devrait être plus flexible pour protéger notre compétitivité externe, tout en luttant contre l’inflation. La politique fiscale devrait stimuler l’adoption et la création du savoir technologique. De nombreuses taxes doivent être supprimées. J’imagine, par exemple, un impôt zéro, pour une période de 5 à 10 ans, sur toute activité clairement identifiée comme susceptible de projeter le pays dans la modernité technologique. J’imagine aussi un impôt sur les sociétés qui ne dépasserait pas 15% des bénéfices. Le manque à gagner pour l’Etat qui découlerait d’une telle baisse des impôts pourrait être financé pendant une période transitoire par des financements extérieurs. Et l’élargissement de l’assiette fiscale se traduirait à moyen terme par un accroissement des revenus publics car le système économique s’en trouverait dynamisé. Il faut être imaginatif et audacieux.
Vous pensez que des mesures de politique monétaire et fiscale suffiraient à résorber le chômage ?
Non, mais ce serait un premier volet de l’action. Le deuxième consisterait à accélérer les réformes structurelles et microéconomiques. L’absence totale de visibilité légale et réglementaire est le problème principal dont se plaignent les investisseurs. Il faut supprimer les restrictions administratives qui alourdissent les coûts salariaux et assainir l’environnement des affaires. Il faut arrêter le harcèlement fiscal. Aucun inspecteur d’impôt ne devrait, par exemple, pouvoir débarquer à l’improviste dans une entreprise pour la rançonner ! Il faudrait mettre fin aux monopoles publics et privés qui existent dans de trop nombreux secteurs. En fonction des besoins du marché du travail, l’on pourrait envisager des programmes de formation très ciblés et des projets à haute intensité de main d’œuvre dans les provinces les plus défavorisées comme l’Est, le Sud ou l’Extrême-Nord. Par ailleurs, nous avons besoin d’un système bancaire et financier plus audacieux, avec des banques régionales ou des banques spécialisées. L’on pourrait même recréer une institution du type de ce que fut la Banque camerounaise de développement. Elle offrirait alors des crédits à des taux bonifiés aux entreprises les plus innovatrices dans certains secteurs de l’économie. Enfin, nous devons avoir un grand débat sur ce que cela signifie d’être Camerounais aujourd’hui, et être disposés à remettre en cause nos manières d’être. Le culte de la facilité, l’indolence administrative, et la « feymania » généralisée qui gangrène notre mentalité collective, tout cela doit s’arrêter.
Des dirigeants des grandes organisations financières internationales viennent de séjourner au Cameroun. Les autorités en ont tiré la conclusion qu’il s’agissait d’une sorte de “prime” aux efforts du Cameroun pour le redressement de son économie. Le pays a-t-il de quoi se réjouir de telles visites ? Y aurait-il un regain d’intérêt pour la destination Cameroun aux yeux des financiers internationaux ?
Vous avez l’esprit bien tortueux : un défilé d’huissiers de justice à votre domicile est-il le signe de votre grandeur ?
L’un des sujets les plus en vogue dans le discours officiel, voire celui de l’homme de la rue c’est l’atteinte espérée du point d’achèvement de l’initiative Ppte au mois d’avril prochain. Quelles chances donnez-vous au Cameroun pour cette échéance ?
Le mot « chance » est inapproprié. Là où j’ai grandi, à Douala, c’est un honneur honteux de se battre pour être considéré comme un des derniers de la classe... Il est presque acquis que le Cameroun atteindra ce mystérieux Point d’achèvement. Mais achèvement de quoi ? Que se passera-t-il le lendemain de ce jour-là ? La misère disparaîtra-elle subitement des rues de Douala ou de Yaoundé ? Les populations affamées de l’Extrême-Nord auront-elles subitement de l’eau potable ? Les détournements de fonds publics cesseront-ils comme par magie ?
Si l’on exceptait la remise d’une partie de la dette, que resterait-il de cette échéance ?
Walter Mosley, un des écrivains noirs américains les plus inspirés, dit qu’il y a quelque chose d’incongru quand l’Occident parle d’annuler la « dette » d’un continent qu’il violente, brutalise et pille depuis pratiquement un millénaire. Evidemment, c’est bien de disposer d’un peu de trésorerie supplémentaire. Mais quels sont les programmes de développement que les économies réalisées sur le paiement de la dette permettront de financer ? En 2005, nous avons consacré officiellement 517 milliards de F Cfa à des dépenses de réduction de la pauvreté. Quelle est la justification économique et financière de ces projets ? Quels critères de rentabilité ont présidé à leur choix ? Ont-ils été débattus publiquement ? L’Assemblée nationale a-t-elle examiné en détail l’exécution de ces lignes budgétaires ?
Des problèmes de fond se posent depuis que le pays semble ne fonctionner que sur les prescriptions des institutions de Bretton Woods . Est-ce votre analyse ?
C’est la ritournelle habituelle des esprits paumés qui gouvernent l’Afrique. Le Cameroun avait déjà de nombreux problèmes politiques, économiques et financiers avant de jeter fiévreusement son dévolu sur les institutions de Bretton Woods en 1989. Personne n’a contraint les autorités à le faire. Personne, sinon leur propre faillite idéologique et financière, et leur incompétence. Quant à ce que vous appelez « la marge de souveraineté de l’Etat », c’est une notion instable dans un monde globalisé. Si vous en doutez, posez la question aux Irakiens, aux Afghans, aux Haïtiens, aux Soudanais ou aux Ivoiriens... Le Président Laurent Gbagbo a déclaré le 24 février à la télévision sénégalaise : « Quand vous demandez de l’argent à l’extérieur, celui qui vous donne l’argent vous impose son analyse de la crise et ses solutions ».
Certains avancent qu’il n’est pas trop tôt de sortir de la « tutelle » du FMI et de la Banque mondiale. Partagez-vous cette perspective ? Quel serait le contre-coup d’une telle option ?
Si Martin-Paul Samba, Ruben Um Nyobe, Ernest Ouandié et tous les Camerounais qui ont donné leur vie pour l’indépendance du Cameroun vous entendaient, ils se demanderaient si la cigarette que vous fumez ne contient pas des substances hallucinogènes... Le Cameroun est un grand pays. Nous n’avons pas sacrifié des centaines de milliers de personnes pendant la décolonisation pour nous soumettre au diktat de quelques « experts » étrangers engoncés dans des costumes souvent mal choisis... Je refuse l’idée d’un pays sous tutelle. Ne confondez pas la démission de certains dirigeants de l’administration avec l’attitude des 17 millions de personnes inventives et dynamiques que compte notre pays !
Une autre préoccupation est sous-jacente à cette question sur la souveraineté : le pays est réputé n’avoir jamais élaboré une véritable politique économique. Est-il exagéré de le soutenir ?
Non, à moins que cela soit le secret le mieux gardé sous les tropiques...
Le gouvernement vient d’annoncer la tenue en ce mois de mars des « états généraux de l’économie ». Comment réagissez-vous à une telle annonce ?
Il vaut mieux tard que jamais. Mais souvenons-nous du sort qui a été réservé aux résultats de bien d’autres états généraux par le passé et soyons circonspects... J’espère que ce ne sera pas un simple forum pour la jactance ou pour déblatérer sur la Banque mondiale et le Fmi. Nous avons le génie de refuser d’assumer nos responsabilités et de toujours transférer nos échecs et notre manque de sérieux sur les autres. En revanche, s’il s’agit d’aller en boîte de nuit pour danser le ndombolo et le coupé-décalé, nous sommes toujours fidèles au rendez-vous... Et absolument imbattables !
Supposons que l’heure ait sonné pour l’élaboration d’une politique économique pertinente : comment faudrait-il procéder ?
Pour qu’il soit crédible, un tel forum ne devrait pas être organisé à la sauvette. Il vaut mieux prendre le temps de l’organiser efficacement. L’on devrait y retrouver non pas des fonctionnaires aigris et des politiciens désœuvrés à la poursuite des perdiems, mais les meilleurs économistes et les hommes d’affaires les plus avisés du pays. Réunis en commissions, ils pourraient plancher sur divers thèmes et proposer des recommandations pratiques pour sortir le pays du marasme.
Quelles seraient la texture et les articulations d’un programme de sortie de crise ?
Je ne prétendrai pas donner des leçons d’économie aux génies infaillibles qui gèrent le pays avec l’immense succès que l’on sait. Mais puisque vous sollicitez mon avis, je vous suggère quelques grands principes. D’abord, il faut prendre en compte la perspective historique dans laquelle s’inscrivent nos économies - l’exploitation, la domination, la violence, l’humiliation. Il y a pratiquement un travail philosophique à faire pour briser ce que Aimé Césaire appelle les chaînes qui tiennent l’homme noir, les chaînes intérieures, les chaînes psychologiques... C’est pourquoi j’admire le travail de déconstruction symbolique que fait actuellement Mboua Massock. Il faut sortir de l’aliénation et du complexe d’infériorité pour libérer nos énergies et notre créativité économique. Il faudrait aussi cesser de gémir contre la globalisation, et tenter au contraire d’en saisir les opportunités. L’amélioration de la productivité du travail et de la compétitivité interne et externe devrait être notre objectif prioritaire. Les politiques budgétaire, monétaire, commerciale ou d’accumulation du capital physique et humain doivent simplement être des instruments pour atteindre ces objectifs.
L’on a beaucoup parlé ces temps-ci au Cameroun de la querelle avec le Nigeria, qu’un historien a même qualifié d’« ennemi naturel » du Cameroun. Que pensez-vous du débat sur le nationalisme ?
Le micro-nationalisme qui se contente d’agiter des drapeaux et d’exclure arbitrairement le voisin est une grave erreur. En 2004, 13,5 % de nos importations provenaient du Nigeria, qui lui n’a reçu que 1 % exportations camerounaises. C’est à cela qu’il faudrait réfléchir. Je tire une fierté tranquille de ma nationalité camerounaise mais je n’oublie pas que le Cameroun est une création arbitraire des colons, tout comme le Nigeria, le Burkina Faso ou le Zimbabwe. L’expérience commune de notre vécu donne certes une légitimité politique et historique aux frontières artificielles, mais n’en faisons pas des mythes bibliques ! Les hommes politiques qui font carrière sur le micro-nationalisme sont souvent des gens qui n’ont rien fait pour promouvoir l’idée du Cameroun. Je l’ai souvent dit : Roger Milla, Samuel Eto’o, Manu Dibango, Jean-Marc Ela, Richard Bona ou Fabien Eboussi Boulaga ont crédibilisé le mythe d’un pays qui s’appelle le Cameroun, bien plus que les affairistes de la politique qui s’arrogent le droit de décerner des brevets de citoyenneté et de patriotisme.
Venons-en à la scène politique. L’état des lieux est-il rassurant ? Quelles réflexions vous inspire cet état des lieux ?
L’opposition a trop longtemps sous-estimé Mr. Biya et n’a pas montré beaucoup de talent dans son organisation. Mais il serait trop facile et même indécent pour quelqu’un qui réside comme moi à l’étranger de critiquer ses leaders. Ayant eu le douloureux privilège de participer à ce combat, je peux vous assurer qu’il n’est pas facile si l’on veut conserver ses principes éthiques et ne pas s’abaisser à utiliser les mêmes méthodes que l’adversaire. Et puis, il faut remettre les choses dans une perspective historique. L’opposition se bat d’abord contre 400 ans d’histoire, d’humiliations et de violences internalisées par plusieurs générations de Camerounais, qui ne croient plus en eux-mêmes. Malheureusement, sa stratégie consiste surtout à attendre le jour où l’adversaire commettra une faute plus grave que les siennes. Ce n’est ni très subtil ni très afficace. Quand aux cadres du Rdpc, ils semblent convaincus que le processus de changement de régime a déjà commencé. L’on observe donc de ce côté-là des jeux de positionnement, avec quelques francs-tireurs en embuscade, qui espèrent que le fruit mûr leur tombera dans la main. Mais ils se trompent. Mikhail Gorbatchev croyait pouvoir gérer à son profit l’implosion de l’Union soviétique dont il fut un des apparatchiks...
Vous arrive-t-il, au regard du ramollissement des sorties du SDF par exemple, de la disqualification de fait de l’UPC (Kodock) et de l’UNDP comme pôles de contestation du régime, de conclure à un retour de fait au parti unique ?
La déception d’un militant du SDF n’est pas comparable à celle d’un militant de l’UPC ou de l’UNDP car les degrés de traitrise affichés par les différents leaders ne sont probablement pas les mêmes... L’incompétence n’a pas la même gravité que la cupidité et le cynisme. Je déplore certes le retour à un parti unique de facto, mais je regrette encore plus le maintien de la pensée unique. La recomposition du paysage politique camerounais est inéluctable.
L’absence de culture politique est-elle à vos yeux la raison de l’échec de la démocratisation ?
Je réfute les prémisses de votre question. Ce que l’on dit être les causes du soi-disant échec du processus démocratique africain se réduit généralement à la recension des manifestations ou des effets de cet échec (plutôt que des racines mêmes des problèmes existant). L’on s’attarde aussi sur des problèmes institutionnels banals qui existent à des degrés divers partout, y compris dans les pays industrialisés. Les paradigmes centrés sur la notion de « culture politique », et les suggestions en faveur d’un « fédéralisme ethnique » me semblent inappropriés. La culture politique aux Etats-Unis serait aussi faible qu’au Mozambique si elle était mesurée avec les mêmes standards. Et la question de l’ethnicité se pose parfois avec plus d’acuité au Canada et en Grande-Bretagne qu’au Sénégal ou au Malawi !
Comment expliquez-vous donc les piétinements actuels ?
La démocratisation en Afrique se déroule d’une manière radicalement différente de ce que l’on a observé ailleurs. Il s’agit ici d’une confrontation violente et insidieuse entre des forces inégales (celles de la répression et celles de la liberté), entre d’une part des leaders d’opposition parfois politiquement incompétents, mais surtout méprisés par la communauté internationale, et d’autre part, des régimes autoritaires surarmés, puissamment soutenus de l’extérieur, et toujours auréolés de la bienveillance du monde dit civilisé. Lorsque des Ukrainiens descendent dans la rue pour réclamer la liberté, le monde entier accourt pour les soutenir. Une chaîne de télé comme CNN y implante ses caméras et diffuse des images 24 heures sur 24. Mais lorsqu’il s’agit de Soudanais ou d’Ivoiriens, on se demande s’ils sont « mûrs » pour la démocratie...
Quelles sont les conditions d’une démocratisation durable en Afrique ?
La démocratisation démarre sur un marché politique donné si les principales forces sociales perçoivent un intérêt immédiat ou futur dans leur participation à l’élaboration des règles du jeu politique. A plus long terme, la démocratisation n’est durable qu’à plusieurs conditions : la mise en œuvre effective des règles de jeu dont la conception a été le fruit d’un consensus optimal ; la maintenance du système politique formel - ce qui implique des moyens humains et financiers- et de règles informelles reflétant l’évolution de la perception des intérêts individuels par les acteurs principaux, et permettant des ajustements de comportements politiques sans violence. Mais l’esprit démocratique est gravé dans l’imaginaire collectif lorsqu’il devient une norme sociale à laquelle chacun adhère spontanément. Car les actions humaines s’inscrivent toujours dans une des trois catégories suivantes : d’un côté celles qui sont prescrites par la loi, et auxquelles chacun est donc supposé se soumettre ; de l’autre, celles qui relèvent de la seule volonté des individus ; puis, entre les deux, celles qui naissent du mariage de la conscience individuelle et du respect des lois. Cette troisième catégorie est la plus importante. Car c’est là que naît l’orgueil d’obéir, la fierté de s’accepter comme citoyen.
Un penseur a dit que la démocratie, c’est comme le bonheur : ça doit se mériter...
Vous faites sans doute allusion à Jorge Luis Borges. Sa formule est élégante mais elle est erronée. Les Camerounais de toutes les générations ont fait des sacrifices incommensurables pour proclamer leur soif et leur désir de démocratie. Les peuples ne sont pas responsables des errements de leurs leaders. Ceci dit, lorsqu’on n’est pas assez exigeant, la démocratie peut nous livrer aux démagogues. Nous devons examiner attentivement la qualité des idées qui nous sont proposées, avec la même minutie que nos mamans lorsqu’elles achètent des oranges au marché, et ne pas nous enthousiasmer pour un homme politique simplement parce qu’il sait enflammer les foules.
Beaucoup de Camerounais en arrivent à regretter l’ancien président Ahmadou Ahidjo, qui a quitté le pouvoir il y a 23 ans ! Cela vous semble -t-il revêtir quelque sens ?
Certains retiennent seulement de son règne le fait que les caisses de l’Etat étaient pleines, que les fonctionnaires et les créanciers de l’Etat étaient payés rubis sur ongle. D’autres ne voient en lui que le dictateur féroce qui a fait assassiner des milliers de nationalistes camerounais, soi-disant au nom de l’unité nationale mais en fait pour se maintenir au pouvoir. Le jugement de l’Histoire sur son action sera plus contrasté. Pour ma part, je lui trouve la dignité d’un cadavre, ainsi qu’une laideur nostalgique, pour parler comme Cioran. Je n’ai jamais été séduit par des gens qui ne croient pas en la liberté pour leur peuple.
Au vu de tout ceci ; si l’on vous demandait brutalement : « Etre Camerounais pour vous aujourd’hui, c’est quoi ? » que répondriez-vous ?
Etre Africain en général est un privilège lorsqu’on a lu Cheikh Anta Diop et qu’on a grandi dans la pensée de Mongo Beti, d’Ambroise Kom ou de Jean-Marc Ela. C’est aussi un appel du destin qu’il faut assumer avec dignité comme Patrice Lumumba. C’est enfin un acte de foi.
On peut observer que des universitaires d’honorable facture s’intéressent de plus en plus au football. Quelle est, par exemple, votre position sur ce qui est apparu ces derniers mois comme une controverse autour de Samuel Eto’o, à qui certains reprochent de trop parler... Samuel Eto’o est le digne successeur de Roger Milla, avec la « tchatch » en prime. Ceux qui le critiquent n’ont souvent rien fait d’inoubliable pour le Cameroun. Il suffit de le voir jouer pour mesurer sa ferveur inspirée. L’émotion esthétique est immédiate et défie toute explication. Parvenu très jeune au sommet du monde dans son domaine, il fait preuve d’une classe exceptionnelle en se proposant de financer sur ses propres fonds la réhabilitation des infrastructures sportives ou le paiement des salaires de l’entraîneur national de foot. Et ce qu’il fait pour sortir Louis-Paul Mfede de prison en Indonésie est une marque de hauteur commune surtout chez les garçons de New-Bell. Qui imaginait ce garçon de 24 ans si grand dans son âme ? Ses critiques devraient le laisser tranquille et s’inspirer au contraire de son courage et de son engagement.
Vous travaillez aux Etats-Unis depuis une bonne douzaine d’années. Etes-vous en colère contre ceux qui vous ont contraint à l’exil ? Leur avez-vous pardonné ?
La vie n’est pas une ligne droite. L’exil est douloureux mais il m’a aidé à prendre du recul et à questionner ma propre démarche. Depuis bientôt dix ans, je travaille dans une institution où j’apprends chaque jour quelque chose d’utile. Je n’ai aucun gramme d’énergie à gaspiller dans la colère. Quant au pardon, je crois comme le poète argentin Almafuerte que c’est une forme d’orgueil. Pardonner, c’est se juger supérieur à l’autre. Je n’ai pas assez d’ego pour me proclamer supérieur à qui que ce soit. Je préfère me concentrer sur mes propres déficiences et explorer sur ce que je devrais mieux faire.

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